Souvenir / Souvenir-Essay Culte du Souvenir
CULTE DU SOUVENIR
Pour : Vie des Arts, no. 246, printemps 2017
Deborah Carruthers
Souvenir/Souvenir
Maison de la Culture de Notre-Dame-de-Grâce
3755 rue Botrel, Montréal
Du 19 novembre 2016 au 29 janvier 2017
De son propre aveu « collectionneuse invétérée d’objets naturels », Deborah Carruthers se plaît à organiser ceux-ci en cabinets de curiosités, paysages éphémères de souvenirs dûment répertoriés. La sélection offerte en quelques vitrines s’insère ici dans une exploration multidisciplinaire de la nature du souvenir, au double sens de la mémoire d’êtres chers ou d’endroits délaissés et du fétiche matériel qui l’entretient métonymiquement. Ce fragment détaché d’une expérience passée a en effet le pouvoir holographique d’en évoquer synthétiquement l’entière présence, comme chacun peut le constater dans sa propre vie. L’artiste montréalaise puise ainsi dans la sienne les éléments d’une démonstration sensible de ce phénomène constitutif de la condition humaine.
La pierre comme support du souvenir, étrave de sa pérennité bravant le cours implacable du temps, en est une constante universelle. Dans Souvenir/Souvenir, une série d’aquarelles miniatures de cailloux rapportés d’un chalet des Laurentides est entrecoupée de photos familiales, dont celle du père de l’artiste. Ce n’est qu’après son décès en 2012 qu’elle sut regarder à nouveau des images de ce lieu de mémoire familial, vendu une décennie plus tôt. Elle en créa alors de nouvelles, grands tableaux sur bois de rochers familiers de ce lac isolé, en gros plans au rendu moussu, d’un pointillisme pommelé digne de David Milne par l’effet bigarré d’un relief virtuel.
Le frêle esquif d’une mémoire de pierre
Dans l’installation Safe Passage, Carruthers déploie dans toutes les dimensions du réel les souvenirs confondus du canot permettant seul l’accès au chalet et du père qui l’y menait. Sa présence absente est le ballast conférant son assiette à ce monument mnémonique, par son poids exact en roches des Laurentides, amassées au fond de l’armature de cèdre qu’enclosent des sangles semblables à celles des gilets de sauvetage qu’il faisait porter à ses enfants. Le murmure du courant sourd des entrailles pierreuses de l’esquif, au milieu d’un dispositif inspiré du mortsafe des cimetières écossais du XIXe siècle, grille protégeant temporairement les dépouilles fraîches des déprédations des pilleurs de tombes.
Mais les pierres tombales —dalle, cairn ou simple caillou— font toujours déjà office de garde du corps envers les outrages du temps, à commencer par l’oubli. C’est pourquoi Carruthers aime à se promener dans les cimetières isolés pour y relever leurs inscriptions dans la durée minérale de quelque trait mémorable d’une fugace existence humaine. Dans la série Souvenir sacré, elle juxtapose les photos de trois mots glanés sur des tombes différentes, fragments qu’elle s’approprie en cette pensée simple et touchante : KIND/FATHER/GONE. Au fond de la salle s’aperçoit encore la bouleversante épitaphe d’un inconnu dont l’héritage pour la postérité se résume à ceci : HE PICKED WILDFLOWERS FOR HIS WIFE. Sous-tendant toute l’exposition, un champ de force s’établit avec l’autre extrémité près de l’entrée, où une photo de fleurs en plastique aux couleurs fanées sous les toiles d’araignée évoque la tentative artificielle de mettre sous cloche une éternelle fraîcheur, dont pourtant seul l’aveu de la perte demeure à la hauteur. Tel est le paradoxe de la poésie du passé, tissée du fil précaire de la mémoire, que Deborah Carruthers tend au visiteur pour qu’il en éprouve à son tour l’émouvante persistance.
Christian Roy